RDCannes 2020 – MUTATIONS – « Aimer la vérité, oui, mais pas déclarer vraies les idées que nous aimons » E. Klein – 4 au 6 décembre – Ville de Cannes

L’ÉCHO

Selon Étienne Klein, l’amalgame actuel entre connaissances et croyances donne une prime à celui qui crie le plus fort et se montre le plus, notamment sur les réseaux sociaux. ©©Vincent MULLER/Opale

Physicien et docteur en philosophie des sciences, Étienne Klein s’efforce depuis de nombreuses années, et au fil des ouvrages, à rendre les connaissances scientifiques accessibles au plus grand nombre. Aujourd’hui, il constate la montée du populisme anti-science. Il appelle ses confrères à mieux expliquer comment se forgent les connaissances scientifiques pour éviter, comme le pressentait déjà Nietzsche, que le goût du vrai disparaisse parce qu’il ne nous garantit plus assez de plaisir.

Avec la crise du coronavirus, Étienne Klein estime que c’est la question de la place de la science dans notre société, son rapport avec le politique notamment, qui se pose.

De manière générale, que vous inspire, en tant que scientifique, cette crise du coronavirus?

En tant que citoyen, je ne pensais pas vivre pareille chose un jour: ce mélange paradoxal d’urgence et de calme apparent, de course contre la montre et de confinement, d’hyperconnectivité et de jachère sociale. C’est très impressionnant. D’un point de vue scientifique, je vois une espèce de contradiction entre la temporalité propre de la recherche, dont le rythme ne peut pas être bousculé à volonté, et notre impatience collective. Il faut du temps pour mettre au point un traitement ou un vaccin. Or, nous sommes diablement pressés d’être débarrassés de ce virus.

Nos gouvernements ont-ils, selon vous, fait preuve de suffisamment d’anticipation?

Je m’interdis tout à fait de les juger sur ce point, de leur donner des leçons rétrospectives, de chercher des boucs émissaires. Qui peut prétendre qu’il aurait fait mieux qu’eux s’il avait été lui-même aux commandes? Il est clair que tout le monde a été pris de court, pratiquement dans tous les pays que compte notre planète, et je n’aimerais pas être à la place de ceux qui doivent prendre des décisions difficiles, car lourdes de conséquences: confinement total ou non, port du masque obligatoire ou non, procédures éventuellement attentatoires à la liberté de pistage des personnes… La gravité de la situation, c’est d’abord au coronavirus qu’on la doit.

Nos systèmes de santé publique devront-ils être entièrement repensés?

Certainement. Il y aura des leçons à tirer pour nos systèmes de santés, à l’évidence, mais aussi pour toutes les professions qui auront joué un rôle essentiel pendant la crise. Il faudra aussi faire évoluer notre modèle économique pour qu’il soit vraiment durable et plus solide, notamment réactiver la production afin de nous accorder une plus grande part d’indépendance.

Cette crise est-elle également le signe d’un manque d’investissement public dans la recherche scientifique?

Il est trop tôt pour le dire. J’observe simplement que les communautés scientifiques concernées, qu’elles soient publiques ou privées, ont été extraordinairement réactives et travaillent aujourd’hui d’arrache-pied. C’est très impressionnant. Mais dans ce champ-là aussi, il y a aura certainement des leçons à tirer et des aménagements à faire.

Le rapport entre le monde politique et le monde scientifique doit-il changer? Les hommes politiques sont-ils suffisamment à l’écoute de la science, selon vous?

La situation pourrait certainement être meilleure, c’est le moins que je puisse dire. Mais j’ai été soulagé d’assister devant mon écran de télévision à la conférence de presse donnée en France le 28 mars 2020 par le Premier ministre et le ministre de la Santé: leurs propos étaient séquencés par les interventions de professeurs de médecine et de chercheurs, qui expliquèrent d’une part ce qu’ils savaient, d’autre part ce qu’ils ne savaient pas, à propos de tel ou tel sujet dont ils sont spécialistes. Leur humilité compétente détonait par rapport à l’aplomb arrogant et laconique de certains commentateurs. Grâce à cette mise en scène peu ordinaire, le savoir sembla faire jeu égal avec le pouvoir. Ce n’est pas si fréquent.

« Toutes les personnes ont le droit de poser des questions, de s’interroger, d’émettre des avis. Mais avoir un avis n’équivaut pas à connaître la vérité, et Twitter n’a pas vocation à concurrencer Nature. »

J’ai été frappé de lire il y a quelques jours des tweets d’hommes ou de femmes politiques, dont le propos commençait par la phrase: « Je ne suis pas médecin, mais je pense que ». En clair, ils se présentaient comme des personnes incompétentes en médecine, ce qui était parfaitement honnête de leur part, puis continuaient en parlant comme s’ils étaient au contraire des « sachants », expliquant doctement et fermement ce qu’il fallait faire ou penser de tel ou tel traitement, de telle ou telle mesure préventive. En clair, le fait de savoir qu’ils ne savaient pas ne les empêchait pas de faire savoir urbi et orbi ce qu’ils croyaient quand même savoir!

Mais que pensez-vous des hommes politiques comme Trump ou Bolsonaro qui, non seulement nient des évidences, mais dévaluent la science? Ne constate-t-on pas aujourd’hui les conséquences désastreuses de ce populisme anti-science?

En effet, même s’ils sont dans des registres différents. Trump change d’avis comme de chemises. Ce qui compte pour lui, c’est seulement l’effet que peuvent produire ses tweets au moment où il les rédige. Ce n’est pas qu’il soit un menteur, car un menteur en général sait qu’il ment, donc connaît la vérité. Trump, lui, est parfaitement indifférent à la vérité. Bolsonaro m’a l’air d’avoir un autre style, plus marqué par la religion…

Les recherches du professeur Didier Raoult au sujet de l’hydroxychloroquine divisent actuellement l’opinion publique ainsi que la communauté scientifique. Comment expliquez-vous cette situation?

Je n’ai aucun avis sur le professeur Raoult, que je ne connais pas, ni sur l’hydroxychloroquine. J’attends patiemment que les recherches en cours disent s’il s’agit ou non d’un traitement efficace et sans danger. Car ce sont ces études qui trancheront la question, non les opinions des personnages que j’évoquais tout à l’heure, qui parlent comme s’ils connaissaient déjà la réponse.

Selon les sondages, les Français sont majoritairement favorables à Didier Raoult et ils sont 59% à penser que l’hydroxychloroquine est efficace. Ce sont de bien curieux sondages, qui disent beaucoup de choses de nos opinions collectives, mais rien de l’efficacité thérapeutique de l’hydroxychloroquine. Ou alors, faudrait-il considérer qu’elle est efficace à 59%?

« La science est républicaine, au sens où elle est « affaire publique ». »

Entendons-nous bien: il me paraît extrêmement sain que les Français s’intéressent à ce sujet, s’interrogent, posent des questions, interpellent les chercheurs, car l’enjeu est crucial. Au passage, on pourrait en profiter pour expliquer ce qu’est un protocole de recherche, comment on mesure l’effet placebo, etc., ce qui ferait voir la complexité de l’affaire. On pourrait aussi expliquer la différence qu’il y a entre coïncidence, corrélation et causalité: vous m’accorderez en effet que ce n’est pas parce qu’il y a des grenouilles après la pluie qu’on a le droit de dire qu’il a plu des grenouilles…

La science est républicaine, au sens où elle est « affaire publique »: les connaissances scientifiques doivent pouvoir circuler à l’air libre, se répandre et s’enseigner sans rencontrer trop d’obstacles. Mais les résultats de la science ne se décident pas par le recours à des sondages. Imaginez qu’on ait organisé en octobre 1905 un sondage sur la théorie de la relativité qu’Einstein venait de publier. La majorité des gens – y compris des physiciens! – auraient sans doute voté contre…

Je suis bien sûr conscient qu’il y a aussi des zones grises, où la vérité est ambivalente. Mais de là à laisser entendre que croyances et connaissances se valent, qu’une connaissance ne serait jamais que la croyance d’une communauté particulière, il y a un pas que je ne me résous pas à franchir. D’autant que cet amalgame donne une prime à celui qui crie le plus fort et se montre le plus, notamment sur les réseaux sociaux.

L’image de l’expert et de la science va-t-elle changer suite à cette crise?

J’ose l’espérer. Je veux croire que nous allons relativiser notre relativisme, c’est-à-dire considérer que tous les discours ne se valent pas, que certains sont moins vrais que d’autres. Je ne veux pas dire par là que la science doit être réservée aux seuls experts. J’ai d’ailleurs passé une grande part de ma vie à tenter de la partager avec le public le plus large possible. Je considère également que toutes les personnes ont le droit de poser des questions, de s’interroger, d’émettre des avis. Mais avoir un avis n’équivaut pas à connaître la vérité, et Twitter n’a pas vocation à concurrencer Nature.

Il y a également une épidémie de « fake news » au sujet du Covid-19. Quelle stratégie la science et les scientifiques peuvent-ils mettre en place pour combattre leur prolifération?

Le problème vient en partie de ce qu’aujourd’hui circulent dans les mêmes canaux de communication des éléments qui ont des statuts cognitifs très différents: il peut s’agir de connaissances, de croyances, d’informations, de commentaires, d’opinions, de bobards… Leur juxtaposition médiatique fait que leurs statuts se contaminent ou s’amalgament: les connaissances passent pour des croyances, les opinions pour des informations, les bobards pour des connaissances, etc. Cela crée une énorme confusion.

« Nous déclarons aimer la vérité, ce qui est ma foi très bien, mais cela ne doit pas nous pousser à toujours déclarer vraies les idées que nous aimons! »

Je pense toutefois qu’il ne faudrait pas trop noircir le tableau. Car en vérité, il y a beaucoup de choses que nous savons tous: par exemple que la Terre tourne autour du Soleil, qui lui-même tourne autour du centre de la galaxie; que les espèces vivantes évoluent; que l’univers est en expansion, etc. Mais saurions-nous raconter quand, comment et par qui ces découvertes ont été établies? Pourrions-nous expliciter les arguments qu’elles ont fait se combattre? Serions-nous capables d’expliquer comment certaines thèses ou certains faits sont parvenus à convaincre, à clore les discussions? Reconnaissons humblement que non, nous ne savons pas répondre à ces questions. Or, cette mauvaise connaissance que nous avons de nos connaissances nous empêche de dire ce par quoi elles se distinguent de simples croyances.

Pour tenter d’améliorer la situation, nous, les scientifiques, devons mieux expliciter comment, au cours de l’histoire des idées, certaines connaissances scientifiques sont devenues telles. C’est le seul moyen d’éviter que Nietzsche ait eu un peu trop raison. En 1878, dans « Humain, trop humain », il a écrit un chapitre intitulé « L’avenir de la science ». On y trouve cette phrase: « Le goût du vrai va disparaître au fur et à mesure qu’il garantira moins de plaisir; l’illusion, l’erreur, la chimère vont reconquérir pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, le terrain qu’elles tenaient autrefois. » Nous déclarons aimer la vérité, ce qui est ma foi très bien, mais cela ne doit pas nous pousser à toujours déclarer vraies les idées que nous aimons!

Cette crise change profondément notre rapport au temps et à l’espace?

Cette expérience du confinement ne change rien au temps même, seulement la perception que nous en avons: les jours en viennent à tous se ressembler; notre métrique des durées devient de plus en plus molle, de sorte que la place que nous occupons au sein du temps semble s’étaler, presque s’évanouir. C’est une sorte de paradoxe: le fait d’avoir du temps nous fait perdre la notion même de temps.

Il y en a un second, cette fois relatif à l’espace: chacun est chez soi, mais presque plus personne ne sait où il habite! Notre « barycentre existentiel » (centre d’inertie en physique, NDLR) s’est déplacé. D’ordinaire, notre vie se répartit sur différents pôles – professionnel, familial, amical, social – que chacun d’entre nous pondère comme il peut. En période de confinement, cette pondération se trouve reconfigurée, pour le meilleur ou pour le pire. Je veux me garder de toute prophétie, mais il sera intéressant de voir quelles traces cette expérience laissera dans le monde d’après.

 

L’avenir de la science,

La science donne à celui qui y consacre son travail et ses recherches beaucoup de satisfaction, à celui qui en apprend les résultats, fort peu. Mais comme peu à peu toutes les vérités importantes de la science deviennent ordinaires et communes, même ce peu de satisfaction cesse d’exister : de même que nous avons depuis longtemps cessé de prendre plaisir à connaître l’admirable Deux fois deux font quatre. Or, si la science procure par elle-même toujours de moins en moins de plaisir, et en ôte toujours de plus en plus, en rendant suspects la métaphysique, la religion et l’art consolateurs : il en résulte que se tarit cette grande source du plaisir, à laquelle l’homme doit presque toute son humanité. C’est pourquoi une culture supérieure doit donner à l’homme un cerveau double, quelque chose comme deux compartiments du cerveau, pour sentir, d’un côté, la science, de l’autre, ce qui n’est pas la science : existant côte à côte, sans confusion, séparables, étanches : c’est là une condition de santé. Dans un domaine est la source de force, dans l’autre le régulateur : les illusions, les préjugés, les passions doivent servir à échauffer, l’aide de la science qui connaît doit servir à éviter les conséquences mauvaises et dangereuses d’une surexcitation. — Si l’on ne satisfait point à cette condition de la culture supérieure, on peut prédire presque avec certitude le cours ultérieur de l’évolution humaine : l’intérêt pris à la vérité cessera à mesure qu’elle garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la fantaisie, reconquerront pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, leur territoire auparavant occupé : la ruine des sciences, la rechute dans la barbarie est la conséquence prochaine ; de nouveau l’humanité devra recommencer à tisser sa toile, après l’avoir, comme Pénélope, détruite pendant la nuit. Mais qui nous est garant qu’elle en retrouvera toujours la force ?

Extrait de Humain, trop humain –

Friedrich Nietzsche