Gilbert Croué, historien d’art, conférencier.

gilbertcroue@yahoo.fr

CHRONIQUE N°21

« LES CHEVAUX DE NEPTUNE »

Nous voici libérés, nous allons pouvoir courir en tous sens comme des bêtes dont on ouvre le parc. Il est temps de remiser les chroniques, pour s’intéresser de plus près aux voyages, sans prendre le compas et la carte pour mesurer le rayon autorisé. Un des grands plaisirs de la liberté, avec l’arrivée du beau temps et des martinets qui tournoient au-dessus de nos têtes, c’est de pouvoir, pour ma part, aller contempler la mer et les mouvements sans fin des vagues. Alors, pour célébrer l’été et finir les chroniques de l’hiver, je vais vous parler de Neptune.

Nous allons pouvoir contempler, depuis la rive, ou mieux depuis la terrasse d’un café, la mer développant ses vagues séductrices. Il y a une certaine jouissance à penser cette association : la mer et l’océan libres d’accès sans limite, et les terrasses de cafés de même. Deux libertés fondamentales pour un humain normalement constitué. Voir la mer où et quand on veut, boire à une terrasse où et quand on veut ! Ce sont pourtant des plaisirs simples, en être privé en renforce le désir. Je vais donc vous parler des vagues et de leur maitre Neptune. J’aurais pu vous parler des cafés mais j’ai choisi l’eau.

Neptune est la version latine empruntée du grec Poséidon. Encore que Neptune couvre un spectre plus large, car il est le dieu de toutes les eaux, des sources, des fleuves et de tout ce qui a rapport à l’aquatique, des poissons comme des hommes qui vivent des eaux, pêcheurs et marins. Il est en rapport avec toutes les divinités des eaux, notamment les nymphes. Il est bien sûr le maître des vagues : les Néréides. L’épouse de Neptune est une Néréide : Amphitrite. Neptune déchaîne les vagues ou les calme. Il règne aussi sur les îles et les rivages. Son pouvoir est donc immense.

Poséidon Penteskouphia, fragment de terre cuite, 550-525 av JC, régde Corinthe, Grèce, 7,7cm x 7,3 x 0,7, Louvre.

Cette petite terre cuite est une des plus anciennes représentations de Poséidon- Neptune. Il est un des fils de Saturne (le Cronos des Grecs) et de Cybèle (Rhéa) et le frère de Jupiter et Pluton (Zeus et Hadès). Quand les trois fils se sont partagé l’Univers, Jupiter a pris le ciel, Neptune a choisi tout le monde des eaux, Pluton a opté pour le monde souterrain et les Enfers. Les trois frères se partagent le règne sur la Terre. Tout le monde connaît cette tripartition mythologique.

De la main droite, il tient son trident, objet à la fois issu des outils de pêche, avec le filet, et arme des combattants tels les gladiateurs. À l’origine, le trident était l’image des dents des monstres marins sortant des fonds des abîmes aquatiques. Les trois pointes sont aussi associées aux rayons solaires et à la foudre comme pour son frère Zeus-Jupiter. Dans sa main gauche, il tient les rênes des chevaux marins. Neptune est représenté en maître des puissances marines, comme un guerrier intrépide. C’est lui qui décide des tempêtes et de la victoire dans les combats navals. C’est un dieu à craindre car imprévisible, certes comme tous les dieux, mais lui déchaîne les tempêtes, soulève la mer et entraîne les bateaux et les hommes vers les profondeurs sans retour. Les vagues séductrices peuvent ainsi envelopper les êtres et les embrasser dans une étreinte mortelle.

Selon la tradition mythologique et iconographique, Poséidon-Neptune dirige son char, dont la puissance figure les forces de l’océan. Des créatures extraordinaires tirent son attelage : des chevaux marins. Selon la tradition, Poséidon-Neptune est le créateur d’un type particulier de cheval marin, moitié cheval, moitié poisson : l’hippocampe.

Ostie, Rome, Ier ou IIème siècles ap JC, mosaïque du frigidarium.

Dans la mosaïque d’Ostie, à l’ouest de Rome (un passionnant ensemble de ruines), nous observons la finesse du tracé des figures des hippocampes, leur course vive et les queues des chevaux enroulées comme de puissants serpents, qui propulsent l’attelage de Neptune. Chaque jambe avant des chevaux est ailée, figurée par des petits traits volants. Neptune est accompagné de dieux-fleuves, eux aussi à queues serpentines et cornes de crustacés, de dauphins, animaux dédiés à Neptune. Le voile au-dessus de Neptune, gonflé en arc, signifie les vents et la vitesse de l’attelage.

De même, la mosaïque de Sousse, en Tunisie (ci-dessous), est une merveille de puissance des chevaux, avec les queues enroulées qui jouent le rôle de propulseurs. La beauté du corps de Neptune et l’harmonie colorée à dominante verte, font de cette œuvre une des représentations des plus réussies des « Chevaux de Neptune ». On imagine le nombre de grandes maisons ou de bâtiments des Thermes qui ont été ainsi décorés dans tout le monde romain, du pourtour méditerranéen aux lointaines contrées européennes ou du Moyen-Orient. Neptune régnait partout, sous forme de mosaïques, de fresques ou de sculptures, présidant aux plaisirs des eaux, un des plus grands raffinements du monde romain. On constate dans la mosaïque de Sousse tous les éléments liés à l’iconographie du Dieu : les chevaux marins, le dauphin, le trident, le voile gonflé par les vents et la puissante musculature du maître des attelages des eaux.

Sousse, Tunisie, Triomphe de Neptune, mosaïque, IIIème siècle ap JC, villa Hadrumète.

Neptune est souvent associé à sa compagne Amphitrite, une Néréide. Fille de Nérée, la plus célèbre des Néréides devient l’épouse de Neptune qui l’a poursuivie de ses assiduités. Elle vit avec lui dans un vaste palais sous l’océan. Le peintre anversois Jan Gossaert (1478-1532) a fait un portrait remarquable du couple dans son palais sous-marin (voir ci-dessous). Deux corps massifs et puissants sont présentés comme des statues de chair. Neptune tient son trident d’une main et la main d’Amphitrite de l’autre, dans une relation qui apparaît tendre. Ils sont présentés nus, mais Neptune bénéficie d’un étui pénien, un coquillage un peu flatteur, mais n’est-ce pas le sexe d’un Dieu ? Amphitrite aurait pu disposer, elle- aussi, d’un coquillage cache-sexe et esthétique, mais rien de tout cela. Peut-on y voir une sempiternelle valorisation du sexe masculin ? Où vont se nicher les détails ! On remarque que leurs chevelures évoquent des formes différentes de vagues. Quant à la salle, elle est décorée de bucranes, motif très utilisé à Rome. Ces têtes de bovidés sont à mettre en relation avec les sacrifices de taureaux qu’on faisait dans l’antiquité gréco-romaine pour se concilier Neptune, avoir une bonne navigation et calmer les tempêtes. Le flamand Gossaert a longtemps séjourné à Rome et a pu voir ce motif sur les ruines romaines qu’il a d’ailleurs dessinées.

Jan Gossaert (1478-1532), « Neptune et Amphitrite », 1516, h/b 188×124, Gemäldegalerie, Berlin

Dans l’histoire de la peinture, une de mes réalisations préférées du thème du triomphe de Neptune et Amphitrite est celle du grand peintre classique français Nicolas Poussin (1594-1665). C’était une commande du Cardinal Richelieu pour son château personnel en Poitou. Les Cardinaux ont parfois des commandes bien peu catholiques. Le tableau présente onze nus d’adultes et sept putti!

Tableau magnifique, peint à Rome, où Poussin a séjourné presque toute sa vie. Nous retrouvons Neptune conduisant le char tiré par les hippocampes, sur la gauche du tableau. Le motif est nettement inspiré par les mosaïques de l’antiquité romaine. Neptune nous invite à regarder vers la belle Amphitrite qui occupe le centre de la composition. On peut reprocher à Poussin cette composition trop frontale, dans laquelle tous les personnages, ou presque, sont sur la même ligne. Mais c’est aussi un moyen de rendre tous les corps bien lisibles. Amphitrite est portée par un doux attelage de dauphins et accompagnée par ses sœurs les Néréides et des Tritons, fils de Neptune, qui sonnent des trompes en coquillage.

Nicolas Poussin (1594-1665), « Le Triomphe de Neptune et Amphitrite », 1635-1636, h/t 114×146, Musée d’Art de Philadelphie.

Dans le groupe des putti, au-dessus de la scène principale, l’un décoche une flèche d’Éros pour rendre Neptune amoureux, celui du centre tient une torche symbole de l’Hymen, trois autres couvrent le couple de fleurs. On peut remarquer que les cinq nus féminins du premier plan présentent cinq positions différentes du corps. Titien (vers 1485-1576), avait déjà utilisé ce stratagème « mythologique » pour proposer à ses clients des vues de nus féminins dans toutes les positions. On ne sait si Richelieu a été satisfait de ce savant catalogue ! À l’avant-plan, à droite, la jarre inclinée d’où l’eau s’écoule, est le symbole traditionnel d’une source ou de l’origine d’un fleuve. Dernière remarque, mais le tableau en nécessiterait bien d’autres, le putto au premier plan, au milieu, qui s’agrippe à un dauphin, est une copie littérale tirée de la fameuse fresque de Raphaël, le « Triomphe de Galatée » de la villa Farnésine à Rome. Poussin connait ses classiques.

Il faudrait voir beaucoup d’autres œuvres, ce sujet ayant souvent été repris en peinture mais surtout en sculpture. Les motifs décoratifs à propos de Neptune sont fréquents pour les fontaines, les bassins dans tous les parcs monumentaux. Tout lieu où l’eau court appelle la représentation du dieu des puissances aquatiques.

Adam Lambert (1700-1759), Bassin du « Triomphe de Neptune et Amphitrite », 1735-1740, sculpture en plomb, Jardin de Versailles.

Barthélémy Guibal (1699-1757), Fontaine de Neptune, vers 1740, plomb, Place Stanislas, Nancy.

La fontaine gelée magnifie la mise en scène de la sculpture dans ce lieu exceptionnel qu’est la place Stanislas de Nancy.

Une des meilleures représentations du pouvoir de Neptune sur les eaux, en particulier la maitrise des vagues, est peinte par un Anglais en 1892, dans une grande peinture à l’huile sur toile, de 2m15 de long sur 86cm de haut. Elle est conservée, dans un très bel état, à Munich, à la Neue Pinakothek. Tous les visiteurs s’arrêtent, séduits par la beauté de cette frise marine des chevaux de Neptune. C’est une réalisation formidable, pour illustrer l’idée classique que les vagues avancent et déferlent comme des chevaux lâchés en pleine course. Pour qui a séjourné au bord d’un océan, l’image n’est pas usurpée. On connaît cette force. Ne dit-on pas, parfois, que la marée avance à la vitesse d’un cheval au galop !

Walter Crane (1845-1915), « Les chevaux de Neptune », 1892, h/t 86×215, Neue Pinakothek, Munich.

Walter Crane étant un Anglais, la mer est constitutive de son identité. C’est un peintre trop méconnu. Sa production est limitée certes, il est masqué par la renommée de ses amis du groupe des Préraphaélites anglais. Ami de William Morris (1834-1896), d’Edward Burne-Jones (1833-1898), il est passionné par les écrits de l’esthète et critique John Ruskin (1819-1900), qu’il rencontre à plusieurs reprises. Walter Crane devient un théoricien de l’art, un écrivain, un très bon graveur et illustrateur de livres. Il s’est fait un temps une spécialité d’illustrateur de livres pour les enfants. Il se tourne vers les arts décoratifs à partir de 1870, il devient le premier président d’un mouvement important en Angleterre pour la fin du XIXème siècle : Arts and Crafts Exhibition Society. Il enseigne aussi, notamment à Manchester. Il milite avec William Morris, en socialiste convaincu, souhaitant que cet idéal s’applique dans les ateliers artistiques, les écoles d’art, comme dans les usines. S’il est le compagnon de plusieurs Préraphaélites, on le rattache plutôt au grand mouvement européen fin de siècle : le Symbolisme, inspiré par la littérature, l’onirisme et parfois les excès décoratifs.

Dans la peinture de Walter Crane, nous voyons Neptune dressé sur un char, capable de diriger non pas un quadrige de chevaux fougueux, mais une multitude qui cavalcade, coordonnée par la poigne assurée du Dieu des eaux. Derrière cette première vague, d’autres chevaux marins apparaissent, formant la crête des vagues. C’est une puissante image réalisée par un des grands illustrateurs de la fin du XIXème siècle.

Neptune est représenté cheveux blancs et barbe au vent, analogues aux crinières des chevaux, pour montrer la parenté avec l’écume des vagues. Il y a souvent des analogies tissées dans le monde symbolique entre les chevelures et les eaux, toutes deux sont ondoyantes, fluides et ruissellent, c’est une image poétique classique.

Les chevaux de Neptune, dans cette présentation, sont blancs nacrés, portant des colliers de coquillages et de perles, mais aussi des sabots palmées. Nous voyons dans ce détail les chevaux, sautant tout autant que courant à la pointe des écumes. Les cous tendus ou courbés vers le bas de la vague donnent le mouvement de rouleau de la déferlante. La chevauchée inarrêtable nous fait entendre le bruit sourd et continu de l’océan. Dès qu’on évoque « Les chevaux de Neptune » on pense à cette peinture de Walter Crane.

Dans la période contemporaine, j’ai trouvé des œuvres qui font écho à ce thème directement ou par évocation. Le photographe et publicitaire belge Christophe Gilbert (1962) propose des travaux qui combinent photographie et infographie avec une imagination remarquable. Deux exemples :

Christophe Gilbert (1962), publicité pour un café. (Date et Marque inconnues)

On voit dans cette création l’identification et les correspondances classiques entre les vagues de cheveux, les crinières des chevaux, les vagues ondoyantes, l’onde, le mouvement des vagues de la mer, l’association cheveux/chevaux/fumée (du café). Nul doute que Christophe Gilbert a regardé avec plaisir la vague de Walter Crane. De même, dans une autre œuvre de Christophe Gilbert on trouve la même source d’inspiration :

Christophe Gilbert (1962), publicité pour Volkswagen. (Date inconnue)

La voiture dans le désert soulève un nuage de sable qui, si on y regarde à deux fois, se transforme en une cavalcade furieuse de chevaux comme dans les fantasias des cavaliers arabes. Ici c’est la nuée soulevée qui devient vague déferlante « à la vitesse d’un cheval au galop ». Je ne peux que vous inciter à voir sur internet les travaux de ce photographe.

Cette association entre chevaux et vagues, on la trouve aussi dans un très beau travail d’un peintre péruvien contemporain : Johnny Palacios Hidalgo, né en 1970.

Johnny Palacios Hidalgo (1970), « Chevaux de Neptune », 2011, h/t, Collection Privée.

Dans cette huile sur toile, le peintre péruvien, qui travaille dans le registre surréaliste le plus souvent, reprend en partie les dispositions des chevaux de Walter Crane. La connotation maritime est donnée par les oiseaux marins, le poisson volant et les coquillages. Un portrait un peu lunaire sort d’un grand coquillage. Le traitement des animaux est remarquable et l’harmonisation colorée est parfaite dans une palette étroite de blanc, gris, bruns. Il émane de ce tableau une poésie limpide et une grâce indéniable.

Enfin, dernière œuvre que j’ai choisi de mettre en rapport avec ce thème des chevaux de Neptune, qui inspire toujours les créateurs (et c’est rassurant), une réalisation d’une photographe française de grande qualité : Régine Heintz.

Régine Heintz, « les chevaux de Neptune », 2018, photographie noir et blanc.

C’est en prenant une série de photographies à Punta de Teno à Ténérife aux Canaries, que cette image, saisie dans l’instantané de la projection des vagues, est apparue ensuite à la photographe comme un écho à la vague de Walter Crane qu’elle connaissait. La réalité s’incarne dans une lecture poétique et picturale possible. Il faut connaître la peinture de Crane pour totalement apprécier cette photographie. La vision ancestrale gréco-romaine d’un Neptune lâchant des vagues de chevaux marins fougueux et conquérants est une conception lisible sous nos yeux. La poésie lyrique de la mythologie peut sortir de la réalité observable, pour qui sait voir la beauté du monde. Les chevaux de Neptune sont là, guidés par un Neptune dont on peut presque imaginer la tête dans une forme plus sombre qui domine la vague. Étonnant et superbe, dans cette écume si fugace il y a peut-être un clin d’œil de Neptune !

Je vous invite aussi à aller sur le site de Régine Heintz que je remercie pour son autorisation à l’utilisation de sa photographie.

C’est fini pour cette longue parenthèse de nos vies suite à la pandémie. Je souhaite ne pas reprendre les chroniques, car ce serait mauvais signe. J’espère vous avoir apporté un peu de plaisir. Le prochain rendez-vous sera peut-être pour une conférence, en vrai !

Maintenant, c’est le temps heureux d’aller voir de près Neptune et ses compagnes.

Gilbert Croué, le 8 mai 2021