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Gilbert Croué, historien d’art, conférencier.

gilbertcroue@yahoo.fr

12 – NUIT D’ÉTÉ

Je vous avais promis de réaliser de temps en temps une chronique, pour le plaisir, et aussi en pensant à celles et ceux qui restent confinés pour de multiples raisons d’âge ou de maladie, ou  par prudence, ou à ceux qui sont limités pour les déplacements. Un peu d’histoire de l’art ne peut pas faire de mal et si, grâce à vous c’est contagieux, c’est de la bonne contagion.

Avec la présence des beaux jours enfin là, j’ai choisi un sujet qui célèbre l’été et le bonheur de vivre.

Winslow Homer, 1836-1910, USA, nui t d'été, 1890, 76,7x102, Orsay

Winslow Homer (1836-1910), « Nuit d’été », 1890, h/t 74,9×101, Orsay, Paris

 Cette peinture de Winslow Homer, de 1890, est une de ses plus réussies, de mon point de vue. Pourtant elle est peu commentée. Peut-être semble-t-elle trop simple, trop banale, et pourtant…

Toute sa production est remarquable, aussi réussie en peinture à l’huile qu’en aquarelle ou en dessin. Mais cette scène a une qualité différente, celle de nous donner le désir de partager ce moment à la fois simple et délicieux : un moment de bonheur. Tous les constituants nous sont connus par notre expérience : la mer et le mouvement des eaux, la nuit et sa clarté lunaire, la contemplation des éléments qui nous entourent, et le plaisir de danser un moment de notre vie. Et les plus grands moments de bonheur, c’est parfois d’être tout simplement là, présent, dans le présent, d’être en communion avec les autres, dans le partage de l’émotion avec d’autres êtres, et de se sentir relié au temps, aux éléments, aux présences humaines.

Winslow Homer a reconstitué, recomposé, par une peinture, un moment de bonheur d’être présent au monde, situation qu’il avait vécue quelque temps auparavant.

Il avait toujours été passionné, depuis l’enfance, par l’Océan Atlantique, lui le natif de Boston, dans le Massachussetts, en 1836. Avec ses parents, ils allaient se promener sur les quais et plus loin, quelquefois, en dehors de la ville. La côte devant Boston s’ouvre sur un océan plus sauvage. Il a travaillé dès l’âge de 19 ans comme illustrateur à Boston, puis a fait des études d’arts plastiques à partir de 1859 à New York  et s’y est installé comme peintre. Il a fait une carrière très honorable avec une production importante. L’été, il peint toujours sur les côtes du Massachusetts ou du Maine et dans la campagne arrière, en particulier dans les monts Adirondacks.

Chronique N°12

 

Son premier séjour à Prout’s Neck date de 1875. Par la suite il achète des terres et une maison d’été dans ce lieu au bord de l’océan.  Il finit par s’y installer définitivement en 1883. Il a fait construire une maison très particulière, qui domine la mer, avec un atelier en haut, bordé d’un grand balcon en coursive. Il domine ainsi le paysage. C’est important pour la peinture qui nous occupe.

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 Winslow-Homer-Studio---Piazza-SE-Corner

 

De ce balcon, on domine l’océan et c’est un point d’observation idéal pour étudier picturalement le mouvement des eaux, sujet qui l’a toujours captivé. Il a beaucoup peint le monde marin, les bateaux, les ports, les pêcheurs, et sur la grève ou les quais, les femmes qui attendent angoissées le retour des hommes. La peinture de Homer a été appréciée de son vivant. La bourgeoisie de Boston, de Cap Cod ou du Maine lui achetait des œuvres qui racontaient ce territoire. Il a fait une bonne carrière de peintre. De nos jours, il est considéré comme un des grands classiques de la peinture américaine du XIXème siècle.

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Winslow Homer, « Pointe Est à Prout’s Neck », 1884-1890,  fusain et craie blanche/papier, 45,7×60,6  Cooper-Hewitt Museum, New York

Un soir d’été, probablement en 1888, alors qu’il contemplait de son balcon-,8atelier le ciel et l’océan, avec sa vue vers l’Est, la Lune s’est levée, venant caresser et magnifier la surface des eaux par mille éclats bleus et blancs qui s’entrechoquaient ou se glissaient en se superposant par le mouvement puissant de la marée montante. Les senteurs d’iode portées par la brise marine parvenaient jusqu’au balcon. C’était pour lui un moment de plénitude, s’imbriquant avec un sentiment de suspension du temps et la perception indicible que tout peut se rompre en un instant dans ce temps de bonheur. Vivre le présent par tous les sens en éveil, donne une idée d’éternité, même si elle est fugace. Mais, le moment vécu a la force d’un temps éternel, procurant une expérience dans laquelle on se sent relié à la longue chaîne des hommes de manière diachronique et lié de manière synchronique avec ceux qui sont autour de vous dans le même lieu, et qui perçoivent, comme vous, toutes les implications d’un moment exceptionnel et pourtant d’une nature réelle.

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 Winslow Homer, « 1ère étude pour Nuit d’été », 1890, aquarelle/papier, 37×54,5  Wadsworth Atheneum Museum, Hartford, Connecticut

 

Quelques maisons, de bois elles aussi, étaient dispersées sur le coteau dominant l’océan. Sur la droite de celle de Winslow, se trouvait une maison avec une terrasse de bois donnant au plus près de la mer. Plusieurs personnes s’y tenaient qui, elles aussi, regardaient la beauté et la force continuelle du ressac. Dans l’ombre, devant la maison, avec les éclats passagers de la Lune, on percevait ce groupe contemplatif, en identité de situation avec celle de Winslow et peut-être, pensa-t-il, en identité de perception et de sensation. Tout concordait en un moment d’accord entre les éléments de la nature et les pensées des êtres assis, contemplant comme des éternels, la force vivante des eaux et le rayonnement bleuté et protecteur de la Lune.

Soudain, Winslow vit deux personnes se lever sur la terrasse en contrebas de la maison. Elles se mirent à danser. Il vit nettement que c’étaient deux femmes. Elles avaient engagé une valse lente, s’étreignant dans ce bonheur qui s’étirait dans ce soir d’été. La lumière lunaire masquait par moment, en des effets cinétiques, des parties des corps qui retrouvaient des coups d’éclats bleutés, dès qu’elles retrouvaient la lumière. C’était comme une célébration chamanique dédiée aux puissances de la Terre et du Ciel. L’étreinte était douce entre ces deux corps infimes dans cette immensité. Percevoir l’accord de deux personnes qui dansent leur bonheur d’être, en une situation simple et naturelle, est un sentiment de plénitude rare et Winslow l’avait vécu peut-être pour la première et la dernière fois. On ne peut jamais savoir si ce n’est pas la dernière fois quand on perçoit un tel sentiment de plénitude, une satisfaction physique, esthétique. De même, quand on contemple une œuvre d’art, il faut toujours se dire que c’est peut-être la dernière fois et ainsi vivre avec plus d’intensité le présent. Il avait vécu cette soirée intensément et dans une sérénité parfaite.

Deux ans plus tard, en 1890, du haut de son balcon atelier, regardant vers le rivage, se tournant vers la terrasse des voisins, il eut la remémoration de ce moment de grâce. Il se mit à peindre  l’océan et les vagues, les éclats bleutés et l’écume soulevée, la lumière vivante de la Lune et puis ce moment magnifique, dans la symphonie des bruits : deux femmes se lèvent et dans l’étreinte charnelle de la danse, déroulent une lente ode au bonheur de vivre.

On peut imaginer que Winslow Homer voulait ainsi renouveler l’expérience du présent. Retrouver, sans nostalgie, les sensations, rechercher la plénitude du présent vécu, comme la meilleure preuve de l’existence du corps et des perceptions. La vie n’est pas un rêve, elle est le présent et uniquement le présent. Homer, en enregistrant ce moment par le biais de ce qu’il savait faire -la peinture- avait probablement le désir de graver ce qu’on pourrait appeler, en utilisant le langage de la musique, le moment d’un accord parfait.

L’œuvre « Nuit d’été », en 1890, n’eut aucun succès dans l’immédiat. Elle était peut-être trop marquée d’intimité, ou était-ce l’étreinte dansée et sensuelle de ces deux femmes qui gênaient les collectionneurs potentiels, ou le fait que l’idée de bonheur soit exprimée par un couple féminin, on ne sait pas. Peut-être faut-il voir un rigorisme moral d’une société très religieuse et protestante dans cette région du Maine en cette fin du XIXème siècle.

Winslow Homer a conservé cette peinture 10 ans dans son atelier, puis présentée à l’Exposition Universelle de Paris en 1900. La peinture qui a remporté une médaille d’or a été tout de suite achetée par l’Etat français, d’où sa présence de nos jours dans les collections nationales, à Orsay. L’œuvre avait été très appréciée par Claude Monet, ce qui avait certainement pesé au moment de la décision d’achat.

On peut considérer que Winslow Homer, nous fait encore percevoir plus d’un siècle après la réalisation de son œuvre, ce que peut-être l’expérience d’un instant sublimé.

Le 23 mai 2020

Gilbert Croué

Winslow Homer photographie 1880

Winslow HOMER, vers 1880

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