Étienne KLEIN
Interview Sixtine Chartier pour La Vie

Q- Depuis le début de la crise, la communauté scientifique est hésitante et divisée. Mais n’est-ce pas au principe même de la science que d’être ainsi tâtonnante et contradictoire ?
R- Si on fait de la science, ou plus exactement de la recherche, c’est parce qu’on sait qu’on n’a pas tout compris, que des questions restent ouvertes, que la vérité n’est donc pas atteinte. Mais chemin faisant,on fait des découvertes, on démasque des contre-vérités, bref, on progresse en direction de la vérité.Dans son élan même, l’activité scientifique a donc partie liée avec l’idée de vérité au sens où c’est bien elle qu’elle vise, plutôt que l’erreur.

Q- Mais, pour l’instant, la science paraît vaincue par ce nouveau virus dont on ne connaît quasiment rien…
R- Elle n’a pas été pas vaincue puisqu’elle ne fait que commencer à livrer bataille ! Les scientifiques ont besoin de temps pour appréhender un phénomène nouveau pour eux. Mais comme il y a urgence, ils doivent accélérer le rythme de leurs protocoles de recherche, mais sans s’affranchir de toute méthodologie, car ce serait scier la branche sur laquelle leur démarche est assise. Il ne doit pas êtrefacile pour eux de résister à la pression que nous tous, qui sommes impatients, exerçons sur eux : eux savent qu’ils ne savent pas encore, mais nous voudrions qu’ils nous en disent davantage que ce qu’ils savent.

Q- Dans la querelle sur la chloroquine, on oppose urgence du soin et recul de la recherche. Deux approches inconciliables ?
R- Je ne crois pas. Car pour qu’un soin soit un soin, il faut déjà prouver qu’il est bien un soin, notammentqu’il n’a pas d’effets secondaires a priori inconnus sur les malades, ce qui demande… des recherches, donc du temps ! La seule invocation de l’urgence n’a jamais rendu un traitement plus efficace qu’il est en réalité, et la popularité soudaine d’un médicament n’a jamais suffi à démontrer ses éventuels bienfaits. Twitter ne saurait devenir l’équivalent de la revue Nature.

Q- Des médecins reconnus ont pourtant pris position pour la chloroquine.
R- Très bien, et donc ? Une prise de position pour tel ou tel médicament n’équivaut nullement à une preuve d’efficacité. Ce qui fait que la science avance ne provient pas de ce que les scientifiques seraient individuellement plus purs, plus intelligents ou plus objectifs que les autres, mais de ce que ces gens, quand ils cherchent – donc ne savent pas encore -, s’engueulent. La science est l’organisation collective de la controverse. À un moment donné, grâce « la coopération amicalement hostile des citoyens de la communauté du savoir » (Karl Popper), ceux-ci finissent par tomber d’accord parce qu’ils ont réussi à faire parler un bout du réel. Et c’est cela qui peut prendre du temps.

Q- Dans l’urgence, la science est donc hors-jeu ?
R- Pas du tout, car quand il y a urgence, les politiques, eux, doivent prendre des décisions. C’est à eux qu’il incombe de tenir la barre et de fixer le cap. Or, pour ce faire, ils doivent évidemment tenir compte de ce que les scientifiques savent et aussi de ce qu’ils ne savent pas. Les scientifiques doiventdonc assurer auprès des gouvernants ce qu’Alain Supiot appelle un service de « phares et balises » : ils éclairent les politiques, les mettent en garde sur la présence de récifs ou d’écueils, mais sans prendre leur place.

Q- L’intuition est-elle nécessairement à combattre ?
R- Il arrive qu’elle accouche d’une idée féconde, mais elle est le plus souvent trompeuse et jamais suffisante. Gaston Bachelard disait que faire de la science, cela consiste à penser « contre son cerveau », c’est-à-dire à provoquer notre pensée en lui présentant des démonstrations dont les conclusions sont contre-intuitives. Je vois bien que les pierres tombent plus vite que les plumes, et pourtant Galilée m’oblige à admettre que les unes et les autres tombent à la même vitesse dans le vide… La science provoque notre pensée immédiate, nos préjugés. Elle met en avant des paradoxes qui nous obligent à changer notre façon de raisonner.

Q- Au bout de la démarche scientifique, accède-t-on à une forme de vérité ?
R- Je pense en effet qu’il y a des « vérités de science », qui ne sont pas des vérités absolues, mais les bonnes réponses à des questions bien posées. Non, la Terre n’est pas un disque ; oui les ondes gravitationnelles existent ; oui, le climat change du fait de l’activité humaine. Faire de la science, c’est d’abord admettre qu’il existe un « en-dehors de l’esprit » que, pour faire simple, on peut appeler le « réel ». Ce monde extérieur, dont nous concevons (sans pouvoir jamais le prouver) qu’il n’est pas nous, qu’il n’est pas en nous, constitue ce que les scientifiques tentent de cerner et qui, au gré de leurs interrogations et de leurs découvertes, peut faire retour sur ce que l’esprit croit ou pense à son sujet.

Q- Mais l’opinion commune nous porte à croire que toute vérité n’est que subjective…
R- Pourtant, certaines connaissances peuvent être objectivées. Par exemple, je pourrais tout à faire mettre en avant ma subjectivité personnelle m’indiquant que la Terre est plate, mais cela n’empêcherait pas notre planète d’être ronde… Je pense plutôt que le problème vient de ce que nous avons beaucoup de connaissances, mais une mauvaise connaissance de nos connaissances… Je m’explique. Nous savons tous que la Terre tourne autour du Soleil (qui lui-même tourne autour du centre de la galaxie), que les espèces vivantes évoluent, que l’univers est en expansion, etc. Mais saurions-nous raconter quand, comment et par qui ces découvertes ont été établies ? Pourrions-nous expliciter les arguments qu’elles ont fait se combattre ? Serions-nous capables d’expliquer comment certaines thèses ou certains faits sont parvenus à convaincre et à clore les discussions ? Reconnaissons humblement que non. Or, cette ignorance nous empêche de comprendre ce par quoi nos connaissances se distinguent de simples croyances.

Q- La démarche religieuse pour atteindre la vérité est-elle d’un tout autre ordre que celle des scientifiques ?
R- La science ne traite vraiment bien que des questions… scientifiques ! Or celles-ci ne recouvrent pas l’ensemble des questions qui se posent à nous. Du coup, l’universel que les sciences mettent au jour est, par essence, incomplet : il n’aide guère à trancher les questions qui restent en dehors de leur champ, tels l’amour, la liberté, la justice, les valeurs en général, le sens qu’il convient d’accorder à nos vies. Ces questions, on peut choisir de les résoudre grâce à d’autres références, religieuses ou autres.

Q- Mais la science ne peut-elle pas nous donner des pistes, par exemple à propos de l’origine de l’univers ?
R- Nous sommes portés à croire que si nous connaissions le « vrai commencement » de l’univers, nous connaîtrions ipso facto l’intégralité de son devenir, ainsi que son sens et sa finalité. C’est en somme l’idée que le commencement est un commandement, comme l’indique l’étymologie du mot en grec : pour nous, l’origine a un parfum de fin des fins. Pareille conception prête implicitement à l’origine des allures de clef capable d’ouvrir toutes les serrures. Mais est-ce si certain ? Par exemple, si on parvenait à confirmer l’hypothèse d’une « inflation cosmique » qui se serait produite 10-32seconde après le big bang, est-ce que cela changerait quoi que ce soit au sens que nous donnons à notre vie ?