mattei

par Jean-François MATTEI – Professeur des Universités.

Vendredi 19 mars 2004

Texte de la conférence dans Archives & Bonnes feuilles

Comment supposer que l’art contemporain, dans l’excès de ses provocations, possède encore un sens, pour les créateurs comme pour les spectateurs, quand un nombre croissant d’artistes et de critiques, récusant le recours à la beauté, à la technique et à l’œuvre elle-même, cherchent à anéantir toute forme en faisant le pari du non-art ?

George Steiner, dans Le château de Barbe-Bleue, parlait de « barbarie présente » et d’« après culture » pour désigner ce monde absolument plat où, dans la consommation généralisée des objets de loisir, et donc dans leur destruction programmée, tout et n’importe quoi se vaut, parce que la transcendance de l’œuvre et du sens a été abolie. Ainsi Robert Rauschenberg exécutait-t-il en 1953 le désœuvrement d’une toile de De Kooning, Erased De Kooning Drawing, qui consistait à l’effacer complètement, après un mois de travail et l’usure de quarante gommes.

Harold Rosenberg, l’un des critiques les plus écoutés de l’art contemporain, a justifié théoriquement cette pratique en reconnaissant que, pour être de l’art moderne, une œuvre n’avait besoin ni d’être moderne, ni d’être de l’art, ni même d’être une œuvre. C’est ce qu’avait déjà compris Yves Klein, en avril 1958, dans son exposition parisienne sur La spécialisation de la sensibilité à l’état matière en sensibilité picturale stabilisée : les visiteurs trouvèrent porte close, la galerie fermée, et les cimaises vides.

Le désir de transgression à tout prix conduit inéluctablement à l’anéantissement de l’art par différentes pratiques dont la déclaration conceptuelle devient la justification. Robert Klein écrit par exemple dans « L’éclipse de l’œuvre d’art » : « Ce n’est pas à l’art qu’on en veut, mais à l’objet d’art ».

Certains artistes, ou esthètes, se perdent dans cet académisme de l’insignifiant qui consiste à pratiquer en public une communion avec du boudin tiré de leur propre sang, comme Michel Journiac, à mutiler leur visage dans des opérations chirurgicales, comme Orlan, ou à offrir leurs déjections à la vente, comme Piero Manzoni en 1961 avec sa « Merda d’Artista ». On peut même aller jusqu’à la mort, comme ce peintre japonais qui se suicida en se jetant d’un immeuble sur une toile vierge qu’il inonda de son sang.

Toutes ces pratiques ont un nom : un art barbare, ou un Barb-Art qui consiste à nier, avec la création de l’œuvre, la possibilité pour l’homme de créer un monde.

Jean-François Mattéi