La liberté de l’art : à propos des suites de l’affaire Weinstein

Je voudrais ajouter un post-scriptum à ces trois journées très riches où il a été question de liberté de conscience, d’expression, d’action, d’information, en abordant une autre de ses formes dont il n’a pas pu être traité : celle de la création. L’actualité nous y invite : dans le sillage de l’affaire Weinstein, l’acteur Kevin Spacey, accusé d’agression sexuelle, a été remplacé par Christopher Plummer dans Tout l’argent du monde, et éjecté de la série « House of cards » ; une journaliste du Hollywood Reporter invite à boycotter les films de Woody Allen dans un article intitulé « Pourquoi je n’irai jamais plus voir un film de Woody Allen » ; une pétition lancée sous le hastag #metoo demande que le Metropolitan Muséum de New-York ôte de ses cimaises la toile de Balthus Thérèse rêvant, jugée pédophile. Dans ces cas, ce sont le contenu de l’œuvre (la représentation érotisée d’une petite fille), son auteur (le réalisateur Woody Allen) ou un de ses interprètes (Kevin Spacey) qui sont condamnés au nom de la morale et, plus gravement, censurés.

Aux temps où l’art était sous l’autorité de l’éthique, c’est-à-dire jusqu’au début de l’art moderne, la condamnation et la censure da l’art jugée moralement transgressif allait de soi. Platon voulait chasser de la cité idéale de La République les poètes qui racontent des histoires aux effets délétères et demandaient aux gardiens de la cité idéale d’exercer leur contrôle « sur les artisans de toute catégorie et leur interdire d’apposer la marque de la bassesse, de la licence, de la médiocrité et de l’inconvenance sur leur peinture, leur sculpture, leurs constructions ou tout autre ouvrage de leur main ». Dans sa Politique, Aristote soutenait que « le gouvernement devrait […] se faire un devoir d’interdire toute peinture ou sculpture qui représente quelque acte indécent que ce soit » ; et Diderot affirmait encore dans son Salon de 1767 : « tout ce qui prêche aux hommes la dépravation est fait pour être détruit ; et d’autant plus sûrement détruit que l’ouvrage sera plus parfait […] Quelle compensation y a-t-il entre un tableau, une statue, si parfaite qu’on la suppose ».

Mais depuis le XIXème siècle, la donne a changé. L’autonomie ontologique, conquête de l’art moderne, signifie qu’il entend n’être soumis qu’à ses propres lois. Il n’est plus une province inféodée, mais un empire qui ne reconnaît que sa propre autorité. Il ne doit par conséquent pas être jugé au nom de valeurs hétéronomes : à toutes les injonctions et les critiques éthiques, il oppose la liberté de la création. Car c’est sur cette liberté de la création, bien plus que sur celle d’expression, que repose l’extraterritorialité de l’art et au-delà, l’impunité de l’art. L’article 35 de la Constitution française de 1958 énonce que : « la libre circulation des opinions et des pensées est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». La liberté d’expression est la liberté d’exprimer des idées au sens d’opinions, de positions, de points de vue. Or, d’une part l’œuvre d’art est parfois expression d’opinions (roman à thèse, pamphlet, œuvre manifeste, etc.), mais elle ne l’est pas toujours, et quand bien même on s’en tiendrait à ce canton relativement étroit, le droit à la liberté d’expression ne vaudrait pour ces œuvres que dans la limite qu’indique la suite de ce même article 35 : « sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Cette précision décisive fait que l’invocation de la liberté d’expression n’aurait pas suffi à défendre l’art contre toutes les attaques dont il pouvait faire l’objet. Le code pénal prévoit en effet des cas de restriction de cette liberté d’expression, comme à l’article 283, intitulé « De l’outrage aux bonnes mœurs commis notamment par voie de presse et du livre ». Cet article suffirait donc à autoriser quantité de poursuites ayant des œuvres pour objet, si n’intervenait un autre élément qui isole les œuvres littéraires à l’intérieur de l’ensemble formé par la production écrite, et plus largement les œuvres d’art de l’ensemble des artefacts humains. Cet autre élément, c’est l’idée de liberté de la création, solidaire de celle d’extraterritorialité de l’art.

Aussi, n’est-il pas surprenant que face aux attaques suscitées par les œuvres transgressives, ce soit la liberté de la création et les droits imprescriptibles de l’art qu’invoquent leurs défenseurs. Qu’on se souvienne de l’affaire Orelsan : cinq associations féministes avaient attaqué en justice le rappeur pour les textes de ses chansons présentant les femmes comme des êtres méprisables qu’on peut diffamer, injurier, brutaliser, violer. Condamné en 2013 par la cour d’appel de Paris pour « injure et provocation à la violence à l’égard d’un groupe de personne à raison de leur sexe », il avait été relaxé en appel au motif que « le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé » (nous soulignons).

Les affaires récentes montrent une évolution notable : dans le conflit des registres de valeurs, le registre des valeurs éthiques l’emporte sur celui des valeurs artistique. Si on peut se réjouir de la fin du régime moderne d’impunité de l’art qui avait autorisé toutes les transgressions, il faut néanmoins en prenant la mesure de ce que ces affaires récentes impliquent.

En effet, si Thérèse rêvant de Balthus doit être retirée du musée, il faudra, au nom du même motif, en retirer beaucoup d’autres. On pourrait ainsi être appelé à revenir sur la relaxe du commissaire de l’exposition « Présumés innocents – l’art contemporain et l’enfance » au CAPC de Bordeaux, attaqué en justice par une association de protection de l’enfance au motif d’avoir permis la « diffusion de message violent, pornographique ou contraire à la dignité accessible à un mineur » et « diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique ». Toutes les œuvres qui confèrent aux femmes une identité sexuelle dégradante qui participe à une idéologie régulatrice aussi sordide qu’effrayante, devront être aussi condamnées. C’est par exemple le cas des peintures de Leon Golub actuellement exposées à la Fondation Prada de Milan, qui réduisent les femmes au statut d’objets sexuels. La littérature ne doit pas être en reste : l’ouvre de Sade, au même titre que Rose bonbon de Nicolas Jones-Gorlin, ou les chansons d’Orelsan tombent sous ce chef d’accusation. Si il faut boycotter les films de Woody Allen, il faut aussi demander la fermeture de l’exposition Gauguin au motif qu’il a abandonné femmes et 5 enfants et d’avoir séduit deux fillettes de 13 ans pendant son séjour à Thaïti et aux Iles Marquises.

En outre, par la brèche ouverte par les féministes dans la souveraineté de l’art, peuvent s’introduire d’autres condamnations liées à d’autres types d’offenses : non seulement celles faites aux femmes, mais aussi à celles faites à un peuple, à une communauté, aux membres d’une religion. Au-delà de groupes humains spécifiques, il peut concerner ce qui nuit à l’homme en tant qu’homme, ce qui viole les droits les plus sacrés de l’humanité et fait désespérer de l’humain. Il peut encore toucher ces êtres vivants et sentants que sont les animaux. Les cas problématiques sont nombreux. Parmi beaucoup d’autres, rappelons quelques exemples récents : Piss Christ (1987) de Serrano, présentant un crucifix dans un bocal d’urine, a été jugée sacrilège ; Plateforme (2001) de Houellebecq a été accusé d’« insulte » à la religion musulmane ; Lego Concentration Camp Set (1996) de Zbigniew Libera, comme les figures de cadavres entassés dans des cercueils, peintes par Zoran Music ont été poursuivies pour indécence et irrespect. L’installation de Pascale Chau-Huu, intitulée « On n’est pas des sauvages » (Marseille 1996), consistant en une série d’assiettes sur lesquelles figurent les formules telles que : « le chinetoc est fourbe », « le bounioul est menteur », « le rital est voleur », « le nègre est paresseux », etc., a été accusée de racisme par la LICRA ; une pétition lancée contre Le Théâtre du monde, de Huang Yong Ping exposé à Beaubourg en 1994 – œuvre dans laquelle des insectes vivants s’entre-dévorent – dénonçait la maltraitance animale. On le voir, l’éthiquement condamnable peut prendre de multiples formes et provenir d’horizons idéologiques très différents. Les critiques féministes produisent des effets au-delà de leur cause propre : en s’attaquant à la souveraineté de l’art, elles favorisent indirectement d’autres combats dont on devine qu’ils pourraient être innombrables .

Le risque est de tomber dans une forme de moralisme radical qui considère que toute la valeur de l’œuvre tient dans sa dimension morale. L’erreur de l’autonomisme était d’avoir rejeté en bloc le lien entre art et morale, et, par conséquent, d’avoir ignoré la question de savoir si l’art peut faire l’objet d’une critique éthique. L’erreur d’une critique étroitement moralisante est de ne considérer les œuvres que du seul point de vue de leur défauts éthiques. L’art ne se réduit pas à l’esthétique ; mais il ne se réduit pas non plus à l’éthique, et encore moins à des éthiques sectorielles. Que l’extraterritorialité ne constitue plus une raison théorique suffisante pour interdire la critique éthique de l’art est une bonne chose ; que la critique éthique accompagnée de son bras armé qu’est la censure soit seule autoriser à décréter la valeur des œuvres en est certainement une moins bonne.

Carole Talon Hugon.

Rencontres de Cannes-débats 2017