Gilbert Croué, historien d’art, conférencier.

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Chronique N°13 : L’ESCALIER DE LA TOUR

J’avais promis d’écrire de temps en temps une chronique, pour le plaisir, et aussi en pensant à celles et ceux qui restent confinés pour de multiples raisons d’âge ou de maladie, ou par prudence, ou à ceux qui sont limités pour les déplacements. Et puis aussi, pour garder le contact avec nombre d’entre vous qui s’intéressent à l’histoire de l’art. Un peu d’art ne peut pas faire de mal et si, grâce à vous, c’est contagieux, c’est de la bonne contagion.

J’ai pensé vous faire découvrir, cette fois, une peinture d’un Préraphaélite irlandais, ce qui n’est pas commun : Frederic William Burton, né à Wicklow en Irlande en 1816, et mort à Londres en 1900. Il est peu connu, surtout des Français, mais la peinture que nous allons voir est la peinture préférée des Irlandais et une des plus regardées dans la pourtant très riche collection de la National Gallery de Dublin. Elle fait l’objet quasiment d’un culte en Irlande, au point qu’on fait la queue pour voir cette peinture. Cette œuvre est une aquarelle sur papier, fragile donc, ses dimensions : 95,5cm x 60,8cm. Elle est conservée dans une armoire forte, qu’on n’ouvre qu’une fois par jour, quatre jours par semaine, pendant une heure. On s’y précipite.

Le sujet, dans un premier temps, se lit très bien. La scène se passe dans un château médiéval. Il s’agit de la rencontre de deux amoureux, dans un escalier étroit et tournant, dans une tour du château appartenant au père de la jeune fille. Cette jeune princesse, Hellelil, est amoureuse d’un jeune homme qui fait partie des gardes, le jeune Hildebrand, Prince d’Engelland. La peinture est connue sous ce nom : « La rencontre dans l’escalier de la tour entre Hellelil et Hildebrand ». C’est une histoire tirée d’un vieux texte danois, peut-être du 12ème ou 13ème siècle et traduit en anglais vers 1855. Chez les Préraphaélites (1840-1890/1900), il y avait une vraie passion pour le Moyen Age et les épopées. Mais rappelons-nous que le 19ème siècle a connu une grande mode de la littérature chevaleresque moyen-âgeuse, avec les Chevaliers de la Table Ronde et la geste Arthurienne, Lancelot, Parsifal, Ivanhoé, Hugo avec Notre-Dame, Wagner et ses personnages sortis des légendes germaniques. Bref, c’est l’air du temps en matière de littérature, d’opéra et de peinture.

Frederic William Burton (1816-1900), « La rencontre dans l’escalier de la tour entre Hellelil et Hildebrand », aquarelle sur papier, 1864, 95,5cmx60,8cm, National Gallery d’Irlande, Dublin.

Les deux amoureux se croisent en secret dans cet endroit étroit, où personne ne peut se trouver en même temps qu’eux. L’architecture empêche qu’il y ait des témoins de cet échange d’une très grande douceur. Seuls spectateurs admis et témoins sont les regardeurs de la peinture que nous sommes. Nous, nous savons leur amour. Leur cheminement, elle monte, lui descend, a certainement été prévu par les deux jeunes gens pour se rencontrer en secret. Leur amour ne fait pas l’unanimité autour d’eux. Le père de la jeune fille est contre. De ce fait, ils se cachent. Ils échangent des caresses tendres en cachette, à la sauvette, mais ces courts instants sont d’une grande douceur et d’une grande intensité émotionnelle. La peinture qui pourrait apparaître simple à un regard naïf est très savamment pensée.

La tour, l’escalier étroit, disent la difficulté pour ces deux amants de se rencontrer. Ils sont obligés de prévoir des rencontres furtives dans des endroits compliqués. La relation en est d’autant plus intense. Leur attitude corporelle est très étudiée, on sent le déhanchement léger de la marche pour elle, en train de monter, elle va franchir une nouvelle marche mais elle s’arrête un court instant, retenue par le bras. Sa main gauche s’appuie contre le mur comme si son corps entier exprimait une gêne. Sa tête se détourne de son bien aimé. Est-ce de la timidité, un effet de l’émotion ? Elle ferme les yeux. Sa longue tresse rousse, dans son dos, illumine un vêtement d’un bleu intense. La tresse est un magnifique travail de peinture précise à l’aquarelle avec un très fin pinceau, qui entortille chaque cheveu. Le rendu des matières a la précision de l’huile et pourtant, c’est de l’aquarelle sur un très grand format.

Le bleu lumineux de la robe a fait beaucoup pour le succès de cette peinture. Des passionnés ont reconstitué la robe et rejouent la scène, ou bien se promènent avec des costumes semblables dans les salles mêmes du musée. Le bleu et le blanc de ce vêtement sont des couleurs mariales. Ce qui renforce la lecture de la pureté de la jeune fille et de leur amour. À gauche du pied de Hellelil, il y a des fleurs tombées, une rose et des pétales sur la marche.

Hildebrand, étant un garde, porte un costume guerrier, avec une cotte de mailles qui ne facilite pas la relation. Mais c’est son habit de fonction, enjolivé d’un vêtement-manteau rouge. Un rouge guerrier à la manière de Mars, avec un rythme de boucliers représentés dans le tissu. Le motif répété sur le tissu est une sirène, mi oiseau-mi femme, comme on les représentait dans l’antiquité. Hildebrand est armé, c’est son ordinaire. Il descend l’escalier de la tour. Au passage, frôlant la belle princesse, il saisit tendrement son bras pour sentir son parfum et le frémissement de son corps.

Les mains croisées et gantées, il saisit ce bras qui passe et qui allait l’enlacer. C’est un geste magnifique dans l’intensité que l’on sent dans l’intention amoureuse de ce jeune homme. Cet échange est l’expression même de la douceur, semble-t-il. C’est à la fois une marque de retenue, de respect, et un moment de silence signifiant. On ne s’attend pas à ce que la douceur soit exprimée par lui, c’est plutôt l’apanage des femmes, mais dans cette œuvre c’est lui qui exprime le plus fortement ce sentiment.

Quelle œuvre remarquable sur la relation amoureuse, si vive, et pourtant cachée de tous ! Elle touche les spectateurs de cette peinture. Cette expression du sentiment amoureux dans la douceur d’un geste, et la prise d’un parfum signifiant la permanence de la présence, est une parfaite et rare réussite. Le parfum de l’être aimé, c’est ce qui perdure dans la perception après la séparation. C’est le corps retrouvé.

Pourtant, pour exprimer la force de cet instant, placer la situation de l’intrigue dans le Moyen- Age n’était pas chose facile. Burton aurait pu peindre la même scène dans un milieu victorien contemporain vers 1860-1870. Peindre un amoureux en cotte de mailles, ce n’est pas ce qu’il y a de plus léger et romantique. Toutefois, il y a un contraste intéressant entre le tissu souple de la robe féminine et la matière robuste du vêtement viril. Mais c’était nécessaire de le vêtir ainsi pour l’histoire racontée, l’intrigue d’origine se situant au 12ème ou au 13ème siècle.

Nous remarquons que Hildebrand, par sa position physique, amorce sa descente de l’escalier qui s’ouvre dans l’ombre. Tout va basculer très vite. De la douceur amoureuse, un temps suspendu, nous allons glisser dans l’ombre et la noirceur du drame.

Le père de Hellelil n’apprécie pas cet amour et ce prétendant. Il demande à ses sept fils de tuer Hildebrand. Au bas de la tour, ce dernier va déboucher sur un guet-apens, sept adversaires contre un seul. Il se bat valeureusement, tue six fils qui auraient pu être ses beaux-frères sous des cieux plus cléments. Pour faire bon poids, il exécute le père. À la demande de Hellelil, il gracie le fils plus jeune. Mais, peu de temps après, suite à un tel combat contre des hommes trop nombreux, Hildebrand meurt de ses blessures. Quelques jours plus tard, Hellelil meurt de chagrin. Elle a tout perdu, père, frères, amour.

Au moment de leur rencontre dans la tour, elle se détourne de son amant, est-ce par pudeur ou parce qu’elle sait déjà le dessein de son père ? Sa main gauche levée comme une interdiction, est-ce un signe de trouble ? Les fleurs brisées et dispersées au sol, est-ce un présage néfaste ? Ce sont des questions que se posent les spectateurs de l’œuvre à Dublin. Question très importante : au moment de cette rencontre, Hellelil était-elle au courant du projet de son père et de ses frères ? Sur sept, l’un au moins avait dû parler…

Le lieu choisi pour la scène, un escalier en colimaçon étroit, est aussi très réfléchi. Frederic William Burton ne pouvait choisir un lieu ouvert ou vaste. Il fallait un lieu qui concentre le sujet sans échappatoire. Un lieu où ils ne pouvaient que se frôler et s’étreindre. Ils pouvaient

choisir de monter ensemble, vers une partie plus ensoleillée et céleste, lui a choisi de descendre dans l’ombre. Le savait-elle ? L’escalier, par son étroitesse, apparait comme une nasse sans véritable issue que la sortie en bas vers ce qui sera le guet-apens.

Que dire du motif du manteau de Hildebrand qui recouvre sa cotte de mailles ? Il représente une sirène qui, selon la tradition, attire par son chant mélodieux le navigateur, le séduit puis le tire vers les profondeurs de l’eau, où il est noyé. De l’autre côté de l’épée, un monstre marin dévore un morceau de corps. Hellelil a-t-elle joué un rôle de sirène ? Autant de questions qui font la richesse de cette œuvre. Les grandes œuvres picturales ont toujours une épaisseur possible de lecture, de symbolique et de méditation. Et pour les spectateurs, à chacun sa vérité…

Quand on parcourt cette peinture, pour l’amateur qui prend le temps, on se rend compte que toutes les composantes sont savamment pensées. Ce que les gens apprécient dans cette œuvre, c’est non seulement une scène d’amour belle, intense et tragique, mais aussi l’ambiguïté du personnage féminin. A contrario, au moment de cette fameuse rencontre dans l’escalier de la tour, le jeune homme est dans une totale naïveté. Elle est dans l’ambivalence, lui est dans l’amour pur et la douceur extrême. Il y a peut-être un renversement des pôles féminin-masculin.

Gilbert Croué, le 04/07/2020.